[recopie d’un article que j’avais posté sur Facebook en 2015]
Avertissement : ce message est écrit d’une traite, avec mes tripes. Il est forcément trop long pour les standards de la lecture 2.0, trop mal fagoté pour les puristes de la littérature classique, il faudra que je le reprenne. Je réclame votre indulgence, je n’en ai pas le temps aujourd’hui, et pourtant j’ai ressenti le besoin que « ça sorte ».
Premier flashback. 2013, Collège Jeanne d’Arc, à Sceaux (Hauts de Seine) – puisque se pose la question de savoir s’il faut nommer, ou pas, ces lieux. Nommons-les, donc. Car peu importe que ça soit en Normandie, dans les années 80, ou bien aujourd’hui dans une des villes les plus huppées de la région parisienne. Où les parents en loden font la queue avec leurs 4×4 pour déposer leur progéniture en fringues de marque. Mon Buchy à moi, c’était dans les années 70, une banlieue « middle class » : Maurepas, Yvelines. Le collège s’appelait – et je le réalise 40 ans après – Louis Pergaud. L’auteur en 1912 de la Guerre des Boutons, ceux de Longeverne, Lebrac, et Velrans. Les pionniers de « la chique et du mollard » : le seul traitement qu’on m’ait administré à cet âge-là contre l’acné.
Back to 2013, donc, Collège Jeanne d’Arc, à Sceaux, rue des Imbergères, je viens chercher ma fille. Et là, furtivement, un gosse de 4ème qui en double un autre, lui balance une béquille que je suis le seul à voir. La victime vacille, le sac qu’il tient à la main tombe, toutes ses affaires de classe se dispersent sur le sol – la tartine qui tombe toujours du mauvais côté. Heureusement, le trottoir est sec.
Le bourreau croise le regard de sa victime, pour s’assurer que le coup est réussi. C’est le cas, pas besoin – je l’espère – d’avoir connu la même chose pour reconnaître sur le visage du pré-ado à la Agnan toute la douleur physique instantanée, mêlée à l’incompréhension, et surtout à cet abattement de celui qui sait que ce n’est ni la première, ni la dernière fois que ça lui arrive. Juste un « Pourquoi ? » qui sort de sa bouche. Juste ce qu’il fallait pour que l’autre jouisse de sa toute-puissance, et reparte sans un mot rejoindre ses potes à qui il va narrer son fait d’armes – d’une phrase lapidaire comme « J’ai mis sa branlée à Agnan, il a grave le seum » -, qui leur donnera leur kif de l’instant.
Et moi qui me demande… Dois-je rattraper la brute, lui montrer que je ne veux plus de l’impunité à laquelle il croit échapper, et devenir moi-même une brute ? Consoler la victime, pour lui dire qu’il n’est pas seul ? Ce qu’il sait déjà, car il a vu dans sa piaule la vidéo d’Indochine, et qu’il sait aussi que ça ne changera rien. Mais je dois juste aller chercher ma fille, qui est plus souvent du côté des bourreaux que des victimes. Elle a choisi son camp, camarade. Comment lui donner tort ?
Et je me retrouve là, avec le même sentiment d’impuissance que 40 ans avant, à me demander ce que j’aurais pu faire, mais il est déjà trop tard, tout se passe si vite, je n’étais pas préparé à ça.
Alors, quand j’ai lu le bouquin de Jérémie Lefebvre, je n’ai pas pensé qu’il y allait trop fort. Non. Il a juste écrit ce livre avec ce mal au bide du mec qui vient de se prendre un uppercut au foie. Lecteur, lectrice, soit ça t’est déjà arrivé, et tu sais de quoi je parle. Sinon, désolé de te dire que tu ne connais pas vraiment la vie, et je ne sais pas te dire si tu as de la chance. Mais tu devrais juste réfléchir un peu avant de juger ceux à qui c’est arrivé. Entre ceux à qui deux ou trois fois ont suffi pour rallier le camp des bourreaux – forcément la majorité, au moins chez les garçons. Les filles qui ont opté pour la neutralité façon suisse, ou façon trois petits singes (rien vu, rien entendu, je ne dis rien). Et ceux et celles qui, trop écorchés, trop différents, n’avaient pas vraiment le choix du camp et sont restés du côté des victimes. Et sont devenus anorexiques, geeks. Ou ministres.
Je sais trop à quoi conduit le hit-parade des douleurs enfouies. Juifs, Palestiniens, Arméniens, femmes battues, violées, enfants martyrs, réfugiés, victimes du racisme, de l’homophobie, la liste est longue et se rallonge chaque jour. Alors, un gamin qui se prend des bourre-pifs, merde, y’a pire dans la vie. En plus il a une tête de con. Je le connais, il est premier de la classe, prétentieux, arrogant. Il ne fait pas l’effort de comprendre les autres parce qu’il se croit supérieur, avec ses lunettes et ses bouquins. Pourquoi il nous emmerde alors qu’il va réussir dans la vie. Merde, y’a plus grave, t’es d’accord, non. D’ailleurs il le sait aussi, puisqu’il ferme sa gueule. Il sait que ça n’est même pas la peine d’en parler à ses parents. Eux, ils ont de vrais problèmes à résoudre au quotidien.
Alors en plus ce mec ose donner des vrais noms de lieux. Genre Buchy. Pour qui il se prend. Qu’il écrive un truc anonyme. Ou qu’il renomme ça en Chaminadour comme Marcel Jouhandeau, un vrai écrivain, lui. Ou bien qu’il se fasse appeler Eddy Bellegueule. Mais qu’il se permette de donner des vrais noms, et puis quoi encore.
Sauf que.
Le nom propre, c’est peut-être Buchy. Mais le nom sale, celui qui nous revient à la gueule comme de la chique et du mollard, c’est « collège ». C’est de l’universel. Arrêtez de vous sentir visés, ce sont des générations de gamins qui passent dans cette machine à rendre cons, et, victimes, bourreaux, ou rien du tout, documentalistes ou professeurs, notre seul tort est d’être passés par cette case-là et d’avoir fait semblant d’oublier.
Jérémie Lefebvre, lui, n’a pas oublié. Je l’en remercie.
Enzo Pezzisolo (pseudo Facebook)
Laisser un commentaire