GOUVERNER : MÉTIER IMPOSSIBLE par MICHEL ROCARD (2004)

Extrait de : GOUVERNER, ÉDUQUER, PSYCHANALYSER – Les Carnets de psychanalyse (2004)

(le PDF peut être téléchargé en fin d’article)

Il est difficile d’imaginer dans le détail ce que Freud avait à l’esprit quand il écrivit – en 1937 – à une modification grammaticale près, cette phrase impressionnante : « Gouverner, éduquer, psychanalyser : trois métiers impossibles. »

C’est un honneur pour moi que d’avoir reçu des responsables de cette revue une demande de commenter cette phrase, mais ce pourrait bien être aussi une erreur de casting. Il est clair en effet que la nature de mon expérience et mon absence totale de culture psychanalytique introduisent un biais dans mes réflexions. Ce n’est pas d’abord à partir de faits et de considérants relevant du champ psychologique que je suis en mesure de m’interroger. D’entrée de jeu cela m’interdit d’explorer une piste prometteuse, que je laisse donc à plus psychanalyste que moi, celle de savoir si en juxtaposant ces trois métiers, gouverner, éduquer, psychanalyser, Freud n’avait pas en tête quelque parallélisme à composante psychique expliquant une communauté de réactions des individus voués à subir ces trois ingérences extérieures à leur personnalité de la part de ceux qui gouvernent, éduquent, ou psychanalysent. Je sais d’ailleurs que cette dernière phrase va hérisser le poil de bien des psychanalystes puisqu’elle met en cause la neutralité de leur écoute… mais, bon… ce n’est pas moi qui ai fait l’assimilation de ces trois métiers.

Pour être un peu plus exact, la page qui suit la citation de Freud en cause ouvre deux pistes évoquées seulement par allusion rapide. Cela se trouve dans les pages conclusives d’un long et remarquable article de 1937 intitulé « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin ». Il n’y est question que du champ psychique et de l’évaluation des vertus, des conditions et des limites de l’analyse. C’est au hasard de la plume que Freud, méditant sur les difficultés extrêmes du métier d’analyste, écrit :  « Il semble presque, cependant, qu’analyser soit le troisième de ces métiers impossibles dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant. Les deux autres, connus depuis beaucoup plus longtemps, sont éduquer et gouverner. » Puis il revient à l’analyste. Mais la remarque immédiatement consécutive suggère une voie de recherche : « Que le futur analyste soit un homme accompli avant qu’il se soit occupé d’analyse, partant que seules puissent se tourner vers ce métier des personnes d’une si haute et si rare perfection, c’est ce qu’on ne peut manifestement pas exiger. Mais où et comment le pauvre malheureux doit-il acquérir cette aptitude idéale dont il aura besoin dans son métier ? » La question vaut aussi pour le gouvernant et l’éducateur. Il faut même constater que les systèmes en place proposent quelques éléments de réponse poulie psychanalyste et l’éducateur mais aucun pour le gouvernant.

La seconde piste ouverte par Freud se trouve quelques dizaines de lignes plus bas. Il évoque les comportements de défense possibles de quelques psychanalystes refusant de se laisser compromettre par les conséquences sur eux-mêmes de leur pratique, et ajoute tout bonnement : « Il se peut que ce processus donne raison à l’écrivain (sans le nommer il cite ici Anatole France) lorsqu’il nous rappelle qu’à l’homme à qui échoit la puissance il est bien difficile de ne pas en mésuser. »

Il n’y a pas d’autre allusion au pouvoir dans ce texte, mais celle-là est d’une redoutable clarté. Il l’appelle d’ailleurs la puissance, et c’est pire. Cependant c’est aux seuls psychanalystes de décider s’ils reconnaissent que Freud a raison lorsqu’il leur attribue dans la cure une situation de pouvoir ou de puissance. Pour ma part, cette citation me laisse impavide : j’ai passé ma vie à postuler et à exercer le pouvoir. L’intéressant pour mon propos dans cette deuxième remarque de Freud c’est que. sans la moindre connotation psychologique, il évoque ici carrément le pouvoir à l’état brut, si je puis dire : la pure et simple situation de dominance. Je suis donc conforté dans mon intuition première.

Sans prétendre à traiter le moins du monde ici d’éducation ni de psychanalyse, et sans traquer davantage les mystérieuses raisons qui ont amené Freud à procéder à cette juxtaposition, je vais modestement me limiter à explorer les conditions d’exercice du métier que j’ai fait.

Il y a bien sûr dans la relation entre gouvernants et gouvernés, composante essentielle du métier politique, une dimension irrationnelle ou subjective dont les sociologues, les psychologues et parfois les psychanalystes s’arrachent la compétence d’exploration. Aucun gouvernant ne saurait bien sûr l’ignorer. Mais à mes yeux cette composante est loin d’être la pure résultante de la seule relation directe entre gouvernants et gouvernés. Elle est largement marquée par les situations institutionnelles, la nature objective des problèmes à résoudre et l’environnement médiatique dans lequel elle se situe. Je crois nécessaire en conséquence d’entreprendre l’analyse des conditions d’exercice du métier politique, ou plus strictement du métier de gouvernant, à partir des conditions institutionnelles dans lesquelles il se place pour rencontrer ensuite, chemin faisant, la relation avec les gouvernés et l’inévitable dimension psychologique qu’elle comporte.

La grande difficulté, l’impossibilité semble dire Freud, du métier de gouvernant tient à ce que. quelle que soit la facette sous laquelle on l’examine, il a pour objet ou pour finalité de produire des synthèses entre des éléments différents, le plus souvent antagoniques ou franchement contradictoires. Le plus souvent aussi, les concepts d’équilibre ou de compromis ne sont d’aucune utilité pour définir les bonnes solutions. Il est d’ailleurs un dit du métier de gouvernant, un proverbe si l’on veut, qui résume bien cette situation : « En politique, il n’est jamais de bonne solution. On ne peut que choisir la moins mauvaise. »

J’ai tenté de dénombrer ces antagonismes structurels. Tout est dans tout bien sûr. On me reprochera donc quelques redondances. Je crois cependant qu’il est préférable d’en prendre le risque, pour permettre à la réflexion d’explorer plus en détail la réalité complexe du gouvernement d’aujourd’hui en démocratie. Beaucoup des contraintes que je vais énumérer concernent aussi les gouvernements autoritaires ou dictatoriaux, mais pas toutes naturellement, et pas dans les mêmes conditions. Il ne sera donc question ci-dessous que des situations démocratiques, c’est-à-dire des gouvernements librement élus dans des systèmes de partis pluralistes. Car l’essentiel de ce que je vais dire concerne l’ensemble des gouvernements démocratiquement élus d’Occident ou d’ailleurs. Très rares sont les remarques limitativement propres à la France, même si pour des raisons évidentes les exemples que je donne sont pris en France. C’est seulement au point 6, « visibilité », lorsque j’aborderai la difficulté à réformer qui découle de ce critère, que la France est à l’évidence un cas plus difficile que les autres.

J’ai tenté d’isoler huit de ces antagonismes de situation, à cause de la nature desquels on peut, comme le dit joliment Freud « d’emblée être sûr d’un succès insuffisant ». Ce choix est naturellement arbitraire, on pouvait aisément en distinguer plus ou moins. J’ai souhaité aller à un certain degré de détail car il me semble que les vraies contraintes du métier de gouvernant sont extrêmement mal connues, et que cette méconnaissance est profondément préjudiciable à la démocratie, qu’elle est même largement une composante importante de la crise de société que nous vivons.

1. PYRAMIDE ASCENDANTE, PYRAMIDE DESCENDANTE

Le premier antagonisme tient à ceci que le gouvernant entretient avec la collectivité humaine concernée une double relation. Il la gère, mais elle le nomme. C’est à ma connaissance la seule profession dans laquelle la population sur laquelle s’exerce une autorité déterminée est exactement la même que celle qui confère cette autorité. Le gouvernant a donc obligation de gérer cette société et d’y prendre les décisions d’ordre public, de maintenance et de préparation de l’avenir, tout en étant parfaitement attentif, et intervenant, sur les conditions dans lesquelles cette société lui renvoie, de multiples manières, la pérennité de sa légitimité à gouverner. A ce titre, il y a quelque parallèle entre la souffrance du patient dans la cure, l’irritation des élèves devant l’autorité des professeurs et le mécontentement des électeurs devant les mesures qui font mal. Mais l’élève ne nomme pas son professeur, le patient peut toujours arrêter. Le citoyen, lui, demeure.

Je crois nécessaire de distinguer, pour mieux comprendre les complexités de leurs interactions, l’ensemble des relais, des procédures et des mécanismes qui contribuent à la désignation, à la mise en place et à la légitimité du pouvoir, que j’appelle la pyramide ascendante, de l’ensemble des institutions, des mécanismes et des procédures par lesquels s’exerce le gouvernement, que j’appelle la pyramide descendante. On appelle l’une « la vie politique » et l’autre « l’administration ». Ces deux pyramides sont très étrangères l’une à l’autre. Les usages, les comportements, les attitudes efficaces y sont très différents, les rythmes de la vie de chacune aussi. Et bien évidemment les exigences de l’une et de l’autre, les performances à accomplir pour y réussir répondent à des lois et à des critères profondément étrangers les uns aux autres.

2. CRITÈRES DE SÉLECTION ET CRITÈRES DE RÉUSSITE

Le second antagonisme à relever découle directement du précédent mais il ne s’y confond pas. C’est peut-être celui auquel songeait Freud dans le premier des deux commentaires que je viens de citer. Le métier de gouvernant est à mon sens le seul au monde dans lequel les qualités et talents rendant possible l’accès à une fonction soient radicalement étrangers à ceux qui sont nécessaires pour exercer efficacement ladite fonction. Pour triompher dans les mécanismes de sélection des candidatures puis gagner une élection et conserver ensuite la popularité acquise c’est-à-dire maîtriser la pyramide ascendante, des qualités de prestance et de communication sont essentielles : un physique ingrat est dissuasif, un excès de timidité rédhibitoire. Les extravertis ont une prime sur les introvertis, et les talents exigés pour les multiples prestations qu’appelle le parcours ont une évidente parenté avec ceux que demande le théâtre. La simplicité conviviale est de mise, de même qu’une affectivité démonstrative doit assurer l’électeur de la sensibilité du candidat à tout malheur, toute souffrance et toute injustice.

Le gouvernant au contraire, quand il manie la pyramide descendante se doit de ne pas afficher de familiarités qui compliqueraient ensuite ses décisions. Il lui faut préserver une grande discrétion de ses travaux pour n’annoncer que des décisions pratiquement prêtes ou en tous cas certaines. Il ne saura traiter les cas de crises graves que s’il préserve une grande froideur d’analyse et de réflexion et ne se laisse pas entraîner par ses émotions. Tout argument complexe est interdit au candidat, toute décision qui ignore la complexité est désastreuse pour la collectivité et souvent pour le gouvernant lui-même. Nombre d’hommes d’Etat respectés furent d’exécrables candidats, et plus nombreux encore sont les très bons candidats qui font de bien mauvais gouvernants. Bref il faut changer de peau à un degré et à un rythme qui ne sont pas à la portée de beaucoup.

De cet antagonisme profond découle une différence majeure entre les critères de résultat et les conditions de renouvellement. Une constante absolue est que les électeurs votent toujours pour l’idée qu’ils se font de l’avenir et jamais en fonction du passé. Il en découle que la qualité d’un bilan de gestion n’est jamais un argument électoral, sauf s’il est très mauvais. S’il est bon, l’électeur considère que c’était la moindre des choses que de bien gérer, et témoigne par son vote exclusivement des fantasmes et des craintes qu’il éprouve pour l’avenir, ou à l’occasion de ses refus. C’est alors la cristallisation qui peut se faire entre un rêve ou une espérance collective et le charisme particulier d’un candidat, lié lui à son histoire et à sa façon d’être, qui produit l’adhésion et donc le vote. Il faut ici exclure, à l’évidence, les situations électorales dans lesquelles la caractéristique dominante est l’usure du pouvoir ou le goût du changement des électeurs quelle que soit par ailleurs la qualité du bilan. Sauf les rares cas de fin de carrière évidente, tout gouvernant souhaite toujours être réélu pour deux raisons majeures. La première, que l’on peut considérer mauvaise, mais qui ne l’est pas si le gouvernant est de qualité, lui est personnelle : crainte narcissique d’un désaveu et souhait bien humain d’une continuité de carrière. La seconde est à l’évidence bonne : tout gouvernant digne de ce nom a plein la tête de projets pour la collectivité qu’il administre et a toujours besoin de temps supplémentaire pour les mettre en œuvre. Dès lors pendant qu’il gouverne, il devra, à côté de la justification nécessaire de ses actes, faire ressentir qu’il porte un projet de société, une manière de vivre essentielle, bref, être en campagne électorale permanente, et pour ce faire soigner son charisme. Cela implique au moins un biais dans la présentation des décisions prises et du bilan.

Ce même antagonisme entre les conditions d’accès et les conditions d’exercice emporte une autre conséquence, plus subtile. Le pouvoir ne s’exerce pas de manière automatique, ou moins encore de manière purement technique. Pour qu’il soit obéi, il convient naturellement que les orientations ou les consignes données soient claires, mais aussi qu’une autorité certaine émane de la personne légalement investie du pouvoir. Charisme, magnétisme, autorité naturelle, don, des mots bien différents sont venus sous beaucoup de plumes pour évoquer ce dont je veux parler ici, et que Charles de Gaulle sans doute a su décrire mieux que personne (Le fil de l’épée, et Vers l’armée de métier). L’attitude, la façon d’être, du détenteur légal du pouvoir, de manière permanente, constitue un élément décisif de l’émergence ou non de cette autorité naturelle sans laquelle il ne saurait y avoir de pouvoir efficace parce que respecté.

Nous sommes ici très près de ce que je disais quelques paragraphes plus haut, à cette différence près que la discrétion nécessaire à la préparation des décisions ou la froideur nécessaire au traitement des crises se découvraient comme des contraintes pragmatiques, à portée de mains pour qui sait être maître de soi-même au moins de manière intermittente. Nous touchons ici. maintenant, à quelque chose de beaucoup plus fondamental et qui revient à savoir si. et dans quelle mesure, le style de vie, la façon d’être dans les relations interpersonnelles de tel individu engagé dans le métier politique est ou n’est pas compatible avec l’art du commandement. Il n’y a en effet dans ce domaine guère de distinction et sûrement pas de frontière étanche entre la vie privée et la vie publique, et l’on sait que le commandement n’est pas compatible avec la familiarité. Mieux, les décisions politiques les plus difficiles sont fréquemment celles qu’il faut savoir prendre contre le gré ou l’avis de son entourage le plus proche. Ce n’est possible que si une certaine distance a pu être préservée, à longueur de vie. Or la perception d’une telle distance est naturellement un obstacle rédhibitoire à l’émergence de cette chaleur communicative qui conduit l’électeur à se sentir en symbiose profonde avec le candidat et de ce fait à pouvoir voter pour lui.

Hommes ou femmes, candidats à des fonctions exécutives locales ou nationales, innombrables sont les candidats qui. pour effacer cette barrière, se livrent devant les médias à des exercices variés, peu compatibles avec la préservation de cette distance qui sera ensuite nécessaire à la respectabilité de leur pouvoir. Leur autorité en sort amoindrie et il y a incontestablement là l’un des facteurs constitutifs de cette crise de la démocratie dont on parle beaucoup ces temps-ci.

3. JAMAIS DE SUCCÈS COMPLET

Le troisième antagonisme que je crois devoir soumettre à la réflexion du lecteur est d’un ordre tout différent. Il découle du simple fait que la question posée par Freud concerne une personne, celle du gouvernant, alors que l’objet du métier de cette personne est une société globale.

Il arrive à un artiste de produire un spectacle, à un sportif de réussir une performance, à un chirurgien de réaliser une opération, à un chercheur scientifique de faire une découverte tels que chacun rende les armes. Parfait, rien à dire, nul ne pouvait faire mieux, nous avons tous entendu et lu ce genre de commentaires à propos d’un événement particulièrement marquant. Dans le cas d’un gouvernant jamais. La nature de son activité est telle qu’il y a toujours, presque par construction, une partie fût-elle petite de la collectivité en cause, qui à propos de toute décision tient à faire connaître un désaccord profond. Dans mon cas personnel, ma plus belle réussite politique est la négociation d’une paix pourtant improbable en Nouvelle Calédonie. C’est pourtant sur ce sujet et à cette occasion que les accusations et les insultes proférées à mon endroit furent les plus graves, atteinte à l’honneur national, trahison. Haute cour etc. Cela n’emporte en général guère de conséquences, sinon celle de polluer l’image, et d’être de ce fait constitutif de cette « impossibilité de réussir » qui est notre sujet d’aujourd’hui.

4. VICTOIRE OU COMPROMIS

Un quatrième antagonisme a quelque parenté avec celui-ci bien qu’il en diffère profondément par le choix possible du gouvernant, alors que ce dernier n’a aucune prise sur la situation décrite au point précédent. Je veux parler ici de la différence majeure entre la victoire et le compromis. Gérer une communauté humaine n’est pas calme, et moins encore consensuel. Aussi bien le vocabulaire politique, tout spécialement mais pas seulement celui qui concerne les campagnes électorales, est-il plein d’images et de métaphores guerrières. Nombreuses sont les coalitions qui se regroupent en fronts, les activistes sont des militants, tout projet de réforme est l’engagement d’un combat, etc. De fait, extrêmement rares sont les décisions politiques qui ne lèsent pas quelques intérêts et peuvent donc rallier l’unanimité. La création du Revenu minimum d’insertion fut de celles-ci. La plupart du temps, il faut trancher entre des intérêts contradictoires, qu’ils soient matériels ou symboliques. Il y a donc bien combat, ce n’est pas qu’une affaire de métaphore. Le prestige, le charisme, et en fait l’autorité d’un dirigeant politique, auront donc quelque relation avec les victoires qu’il aura ou n’aura pas remportées dans le parcours que représente sa biographie.

N’oublions pas que le mot de victoire décrit une situation, dans laquelle les objectifs poursuivis ont été imposés contre leur consentement à ceux qui ne les partageaient pas, et après laquelle il est impossible à ces opposants de rouvrir le combat. La victoire s’oppose au compromis, qui, lui, suppose un accord négocié avec les opposants, et une réalisation partielle seulement des objectifs poursuivis, au prix supplémentaire fréquent de concessions significatives aux objectifs de l’opposant. La victoire, à l’évidence, est créatrice d’admiration et de respect, toutes conditions constitutives du charisme, du moins dans le camp des partisans. Le compromis, au contraire, est incapable par nature de susciter l’enthousiasme, il appelle plutôt le scepticisme, et s’il rallie l’accord ce sera après analyse et évaluation, rarement par admiration. Or, si les situations de guerre se concluent souvent par des victoires, les situations politiques généralement pas. Dans nos sociétés démocratiques complexes, il est d’abord rare que les rapports de forces politiques sur une question controversée permettent une victoire complète. De plus, en démocratie, on ne tue pas l’opposant. Donc on le retrouvera après la bataille en cours. Cela implique qu’il y a un certain niveau de pression, d’agression contre les intérêts de l’opposant ou les symboles qu’il respecte, au-delà duquel la puissance de la colère suscitée pourra se révéler contre-performante, voire dangereuse. Il sera parfois sage de compromettre.

Or nos cultures politiques occidentales ne traitent pas le compromis avec la noblesse qu’il mérite. Il est en fait la vraie alternative à la guerre. Or, on blague sur le flou de la distinction entre compromis et compromission, alors qu’il y a entre les deux une différence éthique majeure, on plaint le destin d’un gouvernant qui n’a à son actif que des compromis, et l’ensemble des activistes, des militants, de toutes les forces politiques connues n’aspirent qu’à des victoires.

Ce que je soutiens ici se vérifie de manière particulièrement exemplaire dans le cas de certains destins. Qu’il s’agisse de Winston Churchill, de Charles de Gaulle ou de Dwight Eisenhower, les responsables politiques qui avant de l’être, ou dans leurs fonctions, ont commandé en guerre et remporté la victoire, en ont tiré durablement une légitimité extrêmement forte. Cela tient non seulement au fait de la victoire remportée, mais aussi à ce qu’en temps de conflit grave et de guerre le choix est simple. On sait où est le bien, avec les siens et derrière le chef, et où est le mal, chez l’autre.

Il n’y a ni hésitation ni espace de compromis. La légitimité du chef victorieux est aussi solide que la solidarité des combattants.

Le compromis, en revanche, ne rallie que des coalitions incertaines. Il rassemble davantage des intérêts que des enthousiasmes, et son succès peut appeler l’approbation, jamais l’émotion. De ce fait un gouvernant qui de toute sa vie politique n’aura jamais connu de crise grave, ce qui est le cas de l’essentiel des gouvernants occidentaux aujourd’hui, n’aura pu collecter derrière lui qu’une légitimité incertaine, assurément peu porteuse de charisme. Il y a quelque chose de frustrant dans le caractère incomplet, amputé, des légitimités démocratiques de temps de paix. Cela rejaillit naturellement sur l’autorité des intéressés et la puissance convaincante nécessairement limitée de leur discours et de leur action : on retrouve Freud, l’assurance d’insuccès n’est pas loin.

5. DE LA DURÉE

Un cinquième antagonisme important oppose le gouvernant à tous ceux qui l’observent, le jugent et l’élisent. Il concerne la durée. Il est à mon sens essentiel, mais je n’ai pas cherché, dans cette chronique des contraintes du métier politique, à établir un ordre d’importance dans les éléments relevés : je ne pense pas qu’il y aurait eu pertinence à le faire.

Le rapport au temps cerne le gouvernant de bien des façons.

La première est qu’à l’évidence toute grande entreprise prend du temps. Entre la première proposition parlementaire visant la création d’un impôt progressif sur le revenu et son adoption, dix-sept ans s’écoulent. Il en a fallu une bonne dizaine pour doter la France d’un parc de centrales électriques nucléaires en état de produire, et lorsque je fus maire c’est au cours de mon troisième mandat, donc après douze ans que j’ai pu accomplir la réfection d’un centre ville qui en avait grand besoin, mais qu’il a fallu ce temps pour préparer. Réformer profondément et efficacement la Justice, l’Education nationale ou la Sécurité sociale ne peut à l’évidence que prendre bien des années.

De ce constat élémentaire découlent deux conséquences. Il est d’abord de règle à peu près générale qu’un gouvernant voit très rarement quand il est encore en fonctions les résultats des décisions qu’il a prises ; il est même fréquent qu’il doive quitter ses fonctions avant que soient prises les décisions finales parachevant une réforme qu’il a impulsée. Il en résulte ensuite qu’un gouvernant, disons un ministre, se sachant en poste pour une durée déterminée et souvent brève, sera très faiblement incité à entreprendre un vaste chantier de réforme qui ou bien sera interrompu avant son achèvement, ou. au mieux, profitera politiquement à d’autres. L’impossible problème dit de la réforme de l’Etat est insoluble pour cette seule raison : aucun gouvernement ne peut avoir l’outrecuidance de penser qu’il aura le temps de la mener à bien. Pourquoi dès lors heurter tant de coutumes et d’intérêts établis ?

Les autres difficultés découlant pour les gouvernants de leur rapport au temps mettent en jeu les médias, et cela de deux façons.

La première tient à la rapidité de fonctionnement du système. Les informations circulent à la vitesse de la lumière, celle de l’électricité. Circulent aussi vite, bien sûr, les demandes de commentaires que le système médiatique adresse à tous les acteurs supposés comme aux observateurs anonymes que sont les électeurs : cas des fameux micro-trottoirs. Les exemples sont innombrables : le gouvernement annonce la réforme de la taxe professionnelle, ou une expédition en Afrique pour protéger nos ressortissants, ou l’interdiction d’un produit toxique, ou n’importe quoi. Dans les trois minutes la nouvelle est dans toutes les rédactions. Dans les dix minutes des centaines de reporters armés de magnétophones sont chargés d’aller interroger toutes personnalités politiques locales, tous professionnels concernés et bien entendu des électeurs de hasard, des passants. Il est naturellement exclu que les questionnés aient reçu entre temps le moindre élément d’information complémentaire concernant les détails de la mesure, ses raisons, les difficultés qu’elle doit surmonter, les éventuels effets pervers qu’elle risque de provoquer.

J’ai été ainsi questionné à propos de l’assassinat d’Itzshak Rabin avant même de savoir qui l’avait tué. Que ce fut un Juif ou un Arabe faisait évidemment une sérieuse différence !

Mais bien sûr tout le monde parle : les électeurs de hasard parce que cela les honore et que c’est au fond une participation civique, et les professionnels parce que toute occasion est toujours bonne de rappeler les exigences catégorielles. Les politiques sont censés être plus expérimentés, et donc plus prudents ; mais leur problème, à eux, c’est la notoriété. Leur carrière est liée au fait qu’on parle d’eux, par construction. Ils parlent donc, même s’ils ne connaissent rien du. problème. On collecte ainsi des impulsions ou des intuitions, mais mûrement pas des opinions, au sens vrai de ce mot, qui vient étymologiquement d’opiner, consentir, donner accord à, et implique un jugement formé après discussion ou débat. Passons sur la masse de sottises que l’on peut collecter ainsi. L’important est que la presse va présenter, et cela fera pression sur le ou les gouvernants, cette matière brute comme si c’était un jugement raisonné et délibéré de l’opinion publique. Le plus souvent l’information, la réflexion, le débat et le temps ramèneront de la raison et de la sérénité dans l’appréciation collective. Mais pas toujours, et de toutes façons le choc constant entre l’action des gouvernants et ces coups de boutoir des réactions à chaud des citoyens est porteur de bien des effets dangereux, à commencer par l’inhibition des gouvernants. Il faut ajouter ici, bien que je n’ai pas l’espace pour traiter le sujet à fond – il le mériterait que les sondages n’arrangent rien à tout cela, qu’ils ont même tendance à amplifier.

La seconde difficulté concernant la durée que les politiques rencontrent face aux médias tient au fait évident que les uns et les autres ont des rapports contradictoires avec le temps.

Pour un journal écrit, parlé ou télévisé, une nouvelle se suffit à elle-même. On la sort, on la commente et on passe à autre chose, puis on l’oublie. Pour un gouvernant, toutes nouvelles ou informations concernant son champ de compétences, et d’abord celles qui sont liées à sa propre action, sont à relier à l’évolution d’ensemble du secteur en cause, et ne prennent même de sens que par rapport à cela. Pour un gouvernant toute mesure annoncée ou prise commence, ou continue, une action longue dont il faut rappeler aussi bien les objectifs d’ensemble que les étapes et les conditions de réalisation. Pour un journaliste une mesure annoncée est une information en soi, indépendante du fait qu’elle soit effectivement prise ou non et surtout des difficultés de sa réalisation. Il est hors de question qu’on se comprenne vraiment. C’est cet aspect particulier du travail des médias qui pousse les gouvernants à multiplier les « effets d’annonce » dont un nombre inquiétant restent sans suite : l’effet sur l’opinion n’en est pas moins atteint.

6. LE VISIBLE ET LE NON-VISIBLE

Vient ensuite un sixième antagonisme. Il se place aussi sous la rubrique « contradiction entre l’instantanéité, condition majeure du travail des médias, et la longue durée, condition d’efficacité de toute gestion politique nationale ou locale », mais il ne découle pas directement du facteur durée. Il s’agit au fond d’une aggravation de l’effet d’instantanéité. La contradiction dont je viens de traiter ne vaut en effet que pour les nouvelles qui sortent, qui sont publiées. Or toutes ne le sont pas.

Pour qu’une information soit publiée, dans le système médiatique tel qu’il fonctionne aujourd’hui, il est nécessaire que la nouvelle ait une dimension soit surprenante, soit émouvante, soit dramatique, soit conflictuelle, disons en tous cas spectaculaire, sinon elle ne sort tout simplement pas. Un cas exemplaire est celui de l’échec scolaire. Depuis vingt ou trente ans, il baisse chaque année de un peu moins de 1%. Il y a donc trente-cinq ans, c’étaient chaque année près de 240 000 élèves ou étudiants qui quittaient le système scolaire sans aucun diplôme. Ils ne sont plus aujourd’hui que quelque 60 000. C’est un gros succès, et la France change profondément, en mieux. Mais jamais le score d’une année n’a eu de caractère spectaculaire, et la série d’informations qui constituent ce résultat n’a jamais été publiée. Personne n’en sait rien.

Cet effet de visibilité va très loin. Il emporte que dans le regard qu’elle porte sur elle-même, la France ne sait pas observer ce qui change lentement. Les conséquences sont considérables. Ainsi notre dernier grand débat national sur « le déclin » a omis un facteur majeur : c’est dans la démographie que la France trouve sa meilleure carte pour l’avenir. Voici en effet cinquante ans que les femmes françaises ont très régulièrement en moyenne beaucoup plus d’enfants que leurs sœurs européennes, que ces dernières soient du nord ou du sud, catholiques ou protestantes. 1,85 enfant par femme sur une très longue période à comparer avec une moyenne européenne de 1,6, un taux allemand ou espagnol de 1,4, un taux anglais à peine supérieur à 1,6, et un taux de renouvellement des générations de 2,1. Nous approchons du taux de renouvellement, tous les autres en sont très loin. Cela veut dire que partout ailleurs les pyramides des âges de tout ce qui crée ou décide, dans les entreprises, l’administration, le corps législatif ou la communauté intellectuelle, vont vieillir. L’aptitude à réagir et à s’adapter va diminuer et… les pensions vont baisser. Chez nous, rien de tout cela ou beaucoup moins.

Cela n’aurait pas grand chose à voir avec l’art de gouverner ? Pas sûr. Les raisons de ce mystère bénéfique ne sont pas connues. Mais il y a des hypothèses fortes, sinon exclusives.

La France bat, et de très loin, le record du nombre de places de crèches et de haltes-garderies disponibles pour les tout petits. Elle assure une scolarisation presque complète à trois ans, avec des écoles maternelles reconnues comme les meilleures du monde. Elle a, en ce qui concerne la maternité, un droit du travail parmi les plus avancés, et elle traite les familles mieux que tout autre nation devant l’impôt sur le revenu. Le maintien de l’approfondissement de tout cela tient, sur ce sujet, à du bon gouvernement pendant un demi siècle. À mon estimation tout cela nous coûte pas loin de 2% du produit intérieur brut. Ça les vaut largement. Mais il faut maintenir cette dépense quoi qu’il en coûte et quelle que soit l’intensité de la clameur ravageuse qui veut à tout prix baisser les impôts quelle que soit la dépense que l’on supprime. J’ai eu à contrer, comme Premier ministre, un projet délirant qui, considérant que les écoles maternelles coûtaient trop cher, voulait supprimer la formation spéciale des monitrices et ramener le tout aux normes de l’école primaire. Cette bataille est restée totalement inconnue de l’opinion et des médias. Je suis là aux limites de mon sujet, à cela près que l’absence de cet élément il n’y a ni scoop ni information nouvelle – dans le jugement des gouvernés sur les gouvernants, entache le dit jugement et devient une des composantes de l’impossibilité de ce métier.

La différence entre le visible et le non visible entraîne d’autres conséquences. Ainsi le consensus s’est-il fait en France sur ce qui mérite d’être appelé réforme, et qui doit pour prétendre à cette qualification noble être non seulement visible mais spectaculaire. Remplit cette condition une mesure législative à contenu symbolique marqué, objet d’un bel affrontement parlementaire et votée à une majorité courte significative de la ferme volonté politique d’une coalition déterminée.

Or l’analyse du travail parlementaire et de ses suites est claire. Les lois hautement conflictuelles sont généralement abrogées dès la législature suivante. La plus emblématique, dite « Sécurité et Liberté », proposée par Alain Peyrefitte, fut même abrogée avant d’être entrée en vigueur. Des vastes nationalisations votées par la gauche en 1982 il ne reste plus rien. Les lois trop vite faites et trop conflictuelles rencontrent d’énormes difficultés d’application : déjà la loi sur les 35 heures est amputée de l’essentiel de ses dispositions.

On observe une constante : les lois qui font souche sont celles que le législateur a longuement discutées et beaucoup amendées. Celles-là sont généralement adoptées par une majorité bien plus large que celle sur laquelle s’appuie le gouvernement du moment. Ce fut le cas des quatre lois de décentralisation. Qui dit long débat et amendements multiples dit perte du caractère spectaculaire, et dit aussi compromis. La France souvent s’en porte mieux, l’autosatisfaction politique du camp majoritaire moins bien. De ma longue vie politique, je n’ai repéré qu’une exception manquante à cette règle : la CSG.

L’effet que j’analyse ici a une autre conséquence. Puisque seul le visible compte pour les médias et l’opinion, le non visible tente peu les gouvernants.

Or le changement dans une société se fait lentement, à petits pas. et le plus souvent d’autant mieux qu’il se produit à l’abri des tonitruances du débat politique, d’autres écriraient ici politicien. Tout passage par la loi implique l’appel au symbolique. Dans les affaires de gestion le symbolique est toujours dangereux. Le recours au décret est très souvent beaucoup plus pertinent, mais, moins visible il est moins payant en termes d’opinion.

Quant à l’idée de chercher la solution d’un problème à forte connotation politique par l’accord négocié entre partenaires sociaux ou institutions concernées, cet effet de visibilité combiné avec une vision largement excessive du « tout est politique, donc tout relève de l’Etat et de la loi », la condamne absolument dans la culture politique française. Ainsi restent très difficiles à résoudre nos problèmes d’assurance-maladie ou de retraites. Ainsi au contraire, quand on en a malgré tout pris le risque, a-t-il été possible de régler la querelle scolaire en France, en commençant par l’enseignement technique agricole, puis de transformer le ministère des Postes et Télécommunications en état de sinistre, en deux établissements publics industriels et commerciaux performants. Dans les deux cas la loi nécessaire n’a guère fait plus que de ratifier un accord acquis.

7. LE SIMPLE ET LE COMPLEXE

Septième antagonisme : le simple et le complexe. Celui-là est plus évident, et plus facile à commenter! Ce n’en est pas moins l’un des plus ravageurs. Les préceptes de notre système médiatique actuel se sont imposés comme des vérités d’évidence : « ce qui se conçoit bien s’énonce brièvement » ou « tout projet qu’on ne saurait expliquer en une minute trente à la télévision ne verra pas le jour ». Je tiens tout cela pour faux. Mais de plus en plus les médias s’écartent de l’information et de ses servitudes pour devenir organisateurs de spectacles, et les soi-disant débats entre responsables politiques tournent au match de catch, entendez au ping-pong verbal où il faut jouer quasi phrase à phrase. Les difficultés et les complexités réelles des problèmes disparaissent.

De cette fuite devant le complexe, la première victime est le chiffre. Toujours contesté, jamais plus rétabli dans son autorité par le tiers neutre qu’est la presse, qui faisait encore ce métier il y a vingt ans. le chiffre a cessé d’être un argument utilisable dans le débat public. Mais plus gravement encore, s’il se peut, la caricature de toute intention publique qui résulte de tout cela porte atteinte à la fois à la qualité des projets publics, et bien sûr à la compréhension que peut leur accorder l’opinion.

8. LES EFFETS PERVERS DE LA TRANSPARENCE

Dernier antagonisme dans les conditions d’impossibilité de ce superbe métier, que je dois à Freud d’avoir exploré : les effets pervers de la transparence. La difficulté particulière que j’évoque ici n’a guère de raison de se trouver dernière mentionnée et d’avoir par là valeur conclusive. Mon inventaire ne comporte point de priorités, et moins encore d’enchaînements logiques. Mais je ne veux pas oublier ce dernier problème.

Nous sommes en démocratie et entendons le rester. Le principe selon lequel tout agent public doit rendre intégralement compte de sa gestion est l’élément clé du combat contre les abus de pouvoir. Le strict respect de ce principe est loin d’être parfait. Non seulement les services de force, armée, police, services spéciaux y échappent encore un peu trop, mais bien des agents civils cultivent ici où là une opacité à l’abri de laquelle l’argent public connaît parfois des utilisations perverses.

Il n’y a aucun doute sur tout cela, qu’il faut réaffirmer. Mais nous sommes en présence d’une dérive grave. L’on fait découler de ces exigences démocratiques élémentaires le droit pour la presse d’assister partout et à tout moment à toute action publique en train de s’élaborer ou de s’exécuter.

Rappelons d’abord l’anecdote emblématique. Elle a plus de quinze ans mais peu importe. Un forcené tue une personne et en prend en otage deux ou trois autres. Il est armé. Le Préfet de l’endroit, courageux, vient sur place pour régler le problème. C’est un grand Préfet, de fort bonne extraction sociale, et qui s’était notamment illustré par l’écriture d’un guide du savoir vivre ! Il s’adresse au forçat muni d’un porte-voix. II lui faut s’en faire comprendre : il emploie l’argot des truands. Le message passe, on cause un peu. à la dure. Puis le forcené se rend. Le Préfet aurait du être promu, ou à tout le moins médaillé. Mais une radio était là. Toute la France a entendu le Préfet s’exprimer dans un langage non compatible avec la dignité de l’État. Il fut muté. C’était idiot et dommageable. C’est la radio qui n’avait rien à faire là. Vous me direz qu’il n’était pas gouvernant ? Je réponds que l’obligation de conformité à un modèle social qui pèse sur les gouvernants n’a pas nécessairement de bons résultats.

Mais il y a beaucoup plus grave. Pour le succès d’une bonne décision, un effet de surprise peut-être un adjuvant utile. Or toute surprise est maintenant interdite aux gouvernants. Toute intention, tout projet, sont désormais connus dès qu’ils sont formulés. Résultat immédiat, les oppositions s’organisent avant même que les éventuels bénéficiaires de la réforme envisagée ne découvrent leur avantage potentiel et ne s’organisent pour appuyer sa réalisation. C’est un puissant facteur de paralysie.

Résultat second : un handicap pèse sur la préparation. Toute idée de réforme un peu ample appelle une préparation minutieuse. On crée donc inévitablement un groupe de travail ou une commission d’études. Puisque tout est connu avant même qu’il y ait une décision proprement dite, la mise sur pied de ce groupe de travail sera connue. Mais comme la mise sur pied d’un groupe de travail en vue d’une décision encore hypothétique ne fait pas une nouvelle alléchante, tout le système médiatique va la transformer en première matérialisation d’une décision prise. Dès lors, s’il advient que le groupe de travail réponde, ce qui n’est pas rare « l’objectif poursuivi est le bon, mais le moyen envisagé n’est pas praticable », le gouvernant se trouve devant un dilemme : la bonne gouvernance voudrait qu’il renonce à son projet, mais la transformation de la mise à l’étude en décision prise fait de l’éventuel retrait une défaite politique, du coup on préférera souvent continuer, à tous risques. Ainsi mûrissent de bien mauvaises décisions. Pour éviter cela, les ministres essaient de plus en plus d’éviter les groupes d’études voyants. On teste et on approfondit en catimini. Ainsi certains projets manquent-ils parfois de l’éclairage d’avis essentiels.

Les conséquences de cette omniprésence permanente de la presse sont plus dommageables encore pour toutes les négociations, sociales, financières, commerciales ou internationales. Une négociation est un échange d’avantages, son déroulement consiste à évaluer successivement les différents niveaux et natures de prix que l’on peut accepter de payer pour obtenir un avantage déterminé. Si une information fuit au milieu de la négociation sur le prix que le négociateur envisage de payer, tous les intérêts concernés par le paiement de ce prix vont immédiatement se coaliser pour faire échouer l’affaire, bien avant que le gouvernant soit en mesure de répondre « peut-être, mais regardez ce que j’ai obtenu pour ce prix. Le jeu en valait la chandelle ». C’est ainsi que les grandes rencontres commerciales internationales sont devenues des foires d’empoigne, où l’on joue à la force et non plus à l’intelligence de la négociation. Les résultats s’en ressentent. On ne sait plus comment sortir d’une succession d’échecs. ?

CONCLUSION

Comment conclure ? Le lecteur aura déjà compris que la navigation entre tous ces écueils ne saurait les écarter tous. Bien gouverner avec un assentiment unanime permanent est rigoureusement impossible, et c’est assurément ce que voulait dire Freud.

Il faut en outre se débarrasser d’un moralisme facile et totalement irréaliste. On appelle d’ordinaire courage politique l’attitude qui consiste pour un gouvernant à donner tous ses soins à la bonne gouvernance, c’est-à-dire à la pyramide descendante, en ignorant les précautions, les tempéraments, les concessions, voire les empêchements de faire, que suggère la pyramide ascendante. Il y a de la vérité dans ce mot, à cela près que tout gouvernant a besoin de temps pour accomplir sa mission, et que le suicide politique à propos de quelques éléments partiels n’est assurément pas le bon moyen d’achever ladite mission. Il peut aussi y avoir du courage politique à vouloir continuer.

La vraie difficulté tient à la différence de nature entre le métier de responsable politique et les conditions de communication publique nécessaires à son exercice. Le métier de gouvernant s’apparente à l’arboriculture. Les institutions, les droits nouveaux, les procédures innovantes croissent lentement. Après l’idée initiale, la graine, il leur faut de l’engrais, des tailles, des insecticides et du temps. La tronçonneuse n’est pas un instrument de travail pertinent. Or le fracas communicationnel interdit le silence, raccourcit le temps, appelle à l’emphase et à la tonitruance. Son résultat principal, sinon son but, est aujourd’hui de paralyser la bonne gouvernance. Dédramatiser la vie publique est pour lui un objectif irrecevable.

Une fois de plus Freud avait raison.

Michel Rocard, ancien Premier ministre, député européen.

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