(Faux texte de Brassens paru au début des années 2000 sur un blog de vrais-faux textes apocryphes. L’histoire elle-même est vraie)
Chaque chanson a son histoire, et certaines ont connu un cheminement particulièrement attachant. Si « Les passantes» se classent parmi vos chansons préférées, vous en connaissez sûrement l’historique singulier, mais j’ai toujours plaisir à raconter les étonnantes péripéties qui ont jalonné la gestation de cette complainte.
Durant mes longues années de maturation et de vaches maigres, à Paris, mes loisirs nombreux et des moyens financiers très limités me poussaient à aller flâner, le samedi matin, aux puces de la Porte de Vanves, à quatre pas de ma maison. C’est là, en 1943, que j’ai acquis pour quelques sous et sans grande conviction, un petit recueil de poèmes intitulé «Émotions poétiques», par un certain Antoine Pol. Si cette plaquette, éditée en 1913, rassemblait des poèmes que pudiquement on pourrait qualifier de mineurs, un texte me toucha, dès la première lecture, par le climat de mélancolie qui s’en dégageait. À chaque relecture, le récit, par ce qu’il a d’universel et d’intimiste, me semblait de plus en plus attachant, et assurément susceptible d’être porté par une mélodie latente. J’ai longtemps conservé ce poème en mémoire et en archive et ce n’est que près de 30 ans plus tard que j’ai réussi à façonner un thème musical qui épouse adéquatement le climat du texte. Je crois bien avoir atteint l’objectif de composer une musique qui accentue, qui amplifie l’impalpable nostalgie qui habite cette confidence intimiste. Lorsque la chanson a été au point, avant de l’enregistrer, j’ai souhaité retracer les éventuels ayants droit, afin d’obtenir les autorisations d’usage. J’ai donc, entre mille autres missions, confié cette tâche à mon très efficace secrétaire Gibraltar. Mais ce brave a dû, à sa grande déception, déclarer forfait, se rendre à l’évidence: aucune trace d’Antoine Pol, de l’éditeur, de l’imprimeur.
À quelque temps de là, Gibraltar, toujours à titre d’administrateur universel de toute besogne éventuelle, reçoit un téléphone du responsable du Cercle des Centraliens bibliophiles qui requiert l’autorisation de reproduire quelques-uns uns de mes textes dans une édition de luxe. En cours de conversation, l’interlocuteur s’identifie : Antoine Pol! Le hasard est stupéfiant, mais moins que la surprise du poète quand Pierre l’informe de mon projet. Il ne peut pas imaginer que je sois en possession d’un exemplaire de son modeste recueil, publié dans le Pas-de-Calais, près de 60 ans plutôt, et à un nombre restreint d’exemplaires. Mais surtout il est médusé d’apprendre que «le grand Brassens», qui a mis en musique Hugo, Lamartine et Verlaine, se propose de chanter un de ses poèmes.
Mais la magnanimité des dieux a ses limites. Lorsque je rappelle Antoine Pol quelques jours plus tard pour lui proposer d’entendre sa chanson, on m’informe que le brave poète vient de casser sa bouffarde. Il sera mort à 83 ans, avec le bonheur de penser qu’un de ses poèmes passerait possiblement à la postérité, mais privé du plaisir d’entendre cette chanson qui, semble-t-il, lui assurera, plus que les six recueils de poésie qu’il aura publiés, une relative immortalité.
Cet étrange personnage, né à Douai en 1888, a été capitaine d’artillerie pendant la guerre de 14-18, (celle que je préfère!) puis employé au service des Mines de La Houvre, et longtemps président du Syndicat central des importateurs de charbon de France. La versification étant vraisemblablement pour lui l’échappatoire de toute une vie.
Si vous êtes un fervent de cette chanson, mon cher Joël, vous savez sans doute qu’il existe des enregistrements de trois différentes interprétations que j’en ai faites, ce qui est très rare pour un de mes titres. La version officielle, qui se retrouve dans l’intégrale, en est assurément la mouture classique. D’autant que Pierre Nicolas et Joël Favreau, m’accompagnant, se sont surpassés lors de cet enregistrement, étant de toute évidence particulièrement touchés par la grâce.
Deux variantes se retrouvent sur un disque intitulé «Georges Brassens, inédits, archives 1953-1980». Il s’agit d’enregistrements maison, (ma résidence rue Santos-Dumont) réalisés pendant des répétitions (Je n’ai jamais aimé ni la chose ni le mot, que j’associe davantage à une arme à feu!) La première version est plus rythmée et je m’y permets un petit pont musical en imitant la trompette bouchée avec la bouche. La deuxième variante mérite qu’on la retienne à plus d’un titre. Le climat de cette interprétation rend admirablement la nostalgie intangible de la chanson. Les choix techniques de l’enregistrement, pourtant très peu rationalisés, un rendu arpégé, plus délié, donnent à la voix une présence intime, un ton de pudique confidence et à la guitare un rôle d’arrière-plan, discret, plein de retenue face à la rêverie du narrateur, mais très précieux, comme une présence à l’écoute. Cette version a de plus l’intérêt de livrer la quatrième strophe du poème originel, que j’ai par la suite sucré dans l’enregistrement définitif, et que je vous soumets ici:
À la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n’est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal
Enfin, je vous avouerai que cette chanson, tout comme « Les oiseaux de passage » et « La légende de la nonne », ont largement contribué à faire de moi un auteur modeste. Je ne compte plus les fois où un admirateur s’est approché ému pour me déclarer qu’à son avis l’une ou l’autre de ces chansons constituait mon plus beau texte!
Les interprètes ! J’ai été tour à tour très indulgent puis trop sévère avec certains de mes nombreux interprètes. Mais globalement tous ceux qui ont choisi de reprendre mes chansons m’ont fait plaisir, sans pour autant que je sois admiratif ou même d’accord avec leurs adaptations. Les seuls qui me font dresser les poils sont les petits prétentieux. J’ai toujours considéré que tout ce qui compte chez un artiste, c’est qu’il arrive à faire plaisir à quelques-uns uns, quelques fois. Et il est évident qu’un artiste qui ne plairait à personne ne pourrait durer bien longtemps. Je m’étonne toujours d’entendre ces petits suffisants qui se prennent pour des critères absolus: tous ceux qui sont moins exigeants qu’eux sont des crétins, tous ceux qui sont plus exigeants qu’eux sont des cons. Si telle chanteuse fait un disque qui se vend à un million d’exemplaires, moi ça me gênerait de dire que c’est une nouille. Ça peut ne pas me plaire à moi, mais de toute évidence il y en a à qui ça fait plaisir.
Quant aux différentes formes musicales dans laquelle on a adapté mes chansonnettes, je veux bien y voir une reconnaissance de l’universalité de mes musiques et la possibilité qu’elles atteignent ainsi d’autres publics. Si un peintre reprend la Joconde, mais avec diverses variantes de son inspiration ou dans des styles picturaux divers, comme beaucoup l’ont fait, je ne suis pas contre, si ça n’altère pas l’original. Tout ça ajoute au patrimoine collectif et il risque éventuellement d’en sortir quelque chose d’intéressant. En effet, une fois accueillies par le public, les chansons n’appartiennent plus à leur créateur. L’arbre produit ses fruits. Celui qui les cueille peut les savourer tels quels, mais il peut choisir d’en faire de la confiture, de la compote ou mille autres choses.
Je vous encourage donc, cher Joël, à cueillir les fruits qui vous conviennent et à les apprêter à votre suc personnel, à votre sensibilité.
Donnez-moi de vos bonnes nouvelles, de temps à autres.
Amitiés,
Brassens
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